Article Le Monde par Soazig Le Nevé, publié le 14 août 2023.
Le classement de Shanghaï, dont les résultats sont publiés mardi 15 août, a façonné une idée jamais débattue de l’« excellence ». Des universitaires appellent à définir « une vision du monde du savoir » propre au service public qu’est l’enseignement supérieur français.
"En France, en août 2003, la première édition du classement de Shanghaï, qui publie mardi 15 août son édition 2023, a été un coup de tonnerre : ignorant les subtilités administratives hexagonales et la tripartition entre universités, grandes écoles et organismes de recherche, le palmarès n’avait distingué dans son top 50 aucun des fleurons nationaux. Piqués au vif, les gouvernements successifs se sont engouffrés dans la brèche et ont cherché les outils pour se conformer aux standards. En 2010, le président de la République, Nicolas Sarkozy, avait fixé à sa ministre de l’enseignement supérieur, Valérie Pécresse, un objectif précis : placer deux établissements français dans les 20 premiers mondiaux et 10 parmi les 100 premiers du classement de Shanghaï.
Ces grandes manœuvres ont été orchestrées sans qu’une question fondamentale soit jamais posée : quelle est la vision du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche que véhicule le classement de Shanghaï ? Lorsqu’il a été conçu, à la demande du gouvernement chinois, le palmarès n’avait qu’un objectif : accélérer la modernisation des universités du pays en y calquant les caractéristiques des grandes universités nord-américaines de l’Ivy League, Harvard en tête. On est donc très loin du modèle français, où, selon le code de l’éducation, l’université participe d’un service public de l’enseignement supérieur.
Pour la philosophe Fabienne Brugère, la France continue, comme la Chine, de « rêver aux grandes universités américaines sans être capable d’inventer un modèle français avec une vision du savoir et la perspective d’un bonheur public ». « N’est-il pas temps de donner une vision de l’université ?, s’interroge-t-elle dans la revue Esprit (« Quelle université voulons-nous ? », juillet-août 2023). J’aimerais proposer un regard décalé sur l’université, laisser de côté la question des alliances, des regroupements et des moyens, pour poser une condition de sa gouvernance : une vision du monde du savoir. » Ironie du sort, c’est justement l’argent qui « coule à flots » qui garantit dans ces établissements de l’hyperélite des qualités d’étude et de bon encadrement ainsi qu’une administration efficace… Autant de missions que le service public de l’université française peine tant à remplir. « La scholè, le regard scolastique, cette disposition à l’étude, ce temps privilégié et déconnecté où l’on apprend n’est possible que parce que la grande machine capitaliste la fait tenir », déplore Mme Brugère.
En imposant arbitrairement ses critères – fondés essentiellement sur le nombre de publications scientifiques en langue anglaise, de prix Nobel et de médailles Fields –, le classement de Shanghaï a défini, hors de tout débat démocratique, une vision normative de ce qu’est une « bonne » université. La recherche qui y est conduite doit être efficace économiquement et permettre un retour sur investissement. « Il ne peut donc y avoir ni usagers ni service public, ce qui constitue un déni de réalité, en tout cas pour le cas français », relevait le sociologue Fabien Eloire dans un article consacré au palmarès - lien externe, en 2010. Est-il « vraiment raisonnable et sérieux de chercher à modifier en profondeur le système universitaire français pour que quelques universités d’élite soient en mesure de monter dans ce classement ? », questionnait le professeur à l’université de Lille.
Derrière cet effacement des spécificités nationales, « une nouvelle rhétorique institutionnelle » s’est mise en place autour de l’« économie de la connaissance ». « On ne parle plus de “l’acquisition du savoir”, trop marquée par une certaine gratuité, mais de “l’acquisition de compétences”, efficaces, directement orientées, adaptatives, plus en phase avec le discours économique et managérial », concluait le chercheur."
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Le classement 2023 - lien externe