Anne Bellon
Docteure en science politique et maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de technologie de Compiègne.
L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique.
Le CIS - lien externe, le Centre Internet et Société, recevait Anne Bellon (Université de technologie de Compiègne) le lundi 26 juin 2023 pour la présentation en visioconférence de son ouvrage "L’État et la toile. Des politiques de l’internet à la numérisation de l’action publique (Éditions du Croquant, 2023)."1
"L’ouvrage propose de démêler les liens entre l’État et la toile. Le récit qui en découle constitue la première histoire du traitement public de l’internet en France. Original par son ancrage national et son ampleur historique, il adopte un point de vue inédit non pas sur l’État mais depuis l’État. Il dévoile ainsi les rouages d’une révolution numérique dans l’État, conçue comme l’importation des logiques du monde de l’internet dans le secteur public, ainsi que leur traduction constante, voire leur subversion, dans les administrations."2
Docteure en science politique et maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de technologie de Compiègne.
Selon Anne Bellon, Internet est un enjeu central des politiques publiques, comme en témoigne la diffusion des technologies numériques dans toute l'économie et la société. De ce fait, cela soulève des questions pour tous les domaines d'intervention publique, tels que la défense, l'éducation, la culture ou encore la santé. De plus, des références à Internet sont omniprésentes dans le discours politique : « Start-up Nation », « État plateforme », etc.
Cependant, selon l'auteure, ce domaine ne va pas de soi. Il n'y a pas de ministère dédié et une multitude d'institutions qui sont considérées comme « faibles ». Ce domaine met au défi l'intervention de l'État.
Anne Bellon présente son cadre théorique : elle étudie l'internet du point de vue de l'État, en se basant sur une socio-histoire des politiques qui ont accompagné le développement d'internet. L'étude des politiques de l'internet contribue à la compréhension des recompositions récentes de l'État et met en évidence la participation de l'État à la "révolution numérique".
Anne Bellon revient sur les origines d'Internet en évoquant tout d'abord le complexe militaro-industriel-universitaire de l'Arpanet en 1969. Ce projet a permis la circulation des informaticiens entre organisations et la convergence des intérêts scientifiques, économiques et sécuritaires. Anne évoque ensuite l'autonomisation progressive d'une communauté de chercheurs en informatique autour du "projet internet".
Elle se penche sur la notion de « Code is Law » de Lawrence Lessig1. Les normes techniques deviennent des instruments de gouvernance. Au cours des quinze dernières années, les informaticiens ont créé des organisations internationales pour contrôler et maintenir Internet et le Web. La cyber law repose sur la reconnaissance des normes comme une véritable constitution de l'Internet (Lessig, 2001). Elle aborde également l'indépendance du cyberspace avec la cyberculture et la revendication d'autonomie. Les premières années de l'Internet ont été marquées par l'influence des communautés virtuelles et de leurs idéologies. Il y a eu une rencontre entre les héritiers de la contre-culture et le libertarianisme entrepreneurial de la Silicon Valley (Turner, 20062).
Enfin, Anne Bellon évoque la guerre entre le Minitel et Internet, qu'elle considère comme une guerre civile à la française. D'un côté, nous avons l'apogée du Minitel, une innovation nationale, un écosystème lucratif et une numérisation précoce des services publics. D'un autre côté, nous avons les défis d'Internet, tels que le faible équipement des ménages, la fragilité des modèles d'affaires et les risques de virus et de congestion du trafic.
Selon Anne Bellon, à la fin des années 90, l'internet a connu une percée timide dans l'État. En effet, les expertises informatiques étaient peu diffusées et reconnues. Il est important de se rappeler qu'à cette époque, personne ne parlait vraiment d'internet. L'intérêt pour les nouvelles technologies et l'internet était considéré comme un "stigmate" partagé par de nouvelles élites dans les champs du pouvoir (économique, bureaucratique et politique).
Dans les années 2002, elle note qu'un contexte favorable à la remise en cause des rapports de force au sein des champs politiques, économiques et bureaucratiques est en train de se mettre en place. On assiste à une intensification des politiques de réforme, à une transformation du Parti Socialiste et à une libéralisation du secteur des télécommunications. Internet devient un lieu d'expérimentation pour l'action publique. De nouvelles formes de régulation apparaissent, telles que les expériences d'autorégulation ou de corégulation sous l'égide de l'État avec le Forum des droits sur internet (2001-2010)1, la désectorisation des politiques publiques avec la création d'un intranet d'État pour favoriser le partage d'informations et la création de logiciels transverses pour l'écriture des lois. Enfin, la construction des politiques publiques avec l'ouverture des données, la transparence et les consultations publiques.
Anne Bellon aborde le sujet d'Internet et de la politique sectorielle en se concentrant sur le cas de la culture. Selon elle, entre 2001 et 2009, une décennie de débats sur le renforcement de la propriété intellectuelle culmine avec deux lois controversées : la loi Dadvsi1 en 2006 et Hadopi2 en 2009. Cette période a vu une politisation de la régulation d'Internet, la construction d'une expertise au sein de l'administration, la réorganisation du ministère et une division sectorielle des questions numériques.
Selon elle, Internet n'est plus perçu comme un "objet politique non identifié" provoquant la "sidération" des élites publiques. Nous assistons à un "digital mainstreaming". Un cadrage technocratique a été mis en place, Internet est désormais encadré par des textes de loi. Internet est souvent perçu comme un solutionnisme technologique, où l'instrument technologique fait la politique. Pour elle, nous sommes témoins d'une récentralisation, passant des marges aux grandes administrations centrales, et finalement d'un retour des agences de régulation, qui ont longtemps été tenues à distance. La CNIL3 (vie privée), l'ARCEP4 (neutralité du net) et l'ARCOM5 (réseaux sociaux) conquièrent de nouvelles prérogatives sur Internet.
Anne Bellon note que nous assistons actuellement à l'émergence de nouveaux bastions d'innovation tels qu'Etalab6 et les programmes de "start-up publiques"7ou les "entrepreneurs d'intérêt général"8. Selon Anne Bellon, un nouveau mot d'ordre a été lancé : l'Etat plateforme. Elle cite Henri Verdier9 quand il était directeur de la DINUM10 : "Le projet d'Etat plate-forme se veut à la fois une vision d'une architecture technologique très précise et une manière de délivrer des services fondée sur le partage des ressources : c'est plus généralement une vision du rôle de l'Etat dans la société". Cependant, comme le souligne Anne Bellon, une vieille rhétorique sur la déconnexion des élites et les freins bureaucratiques refait surface, révélant la position paradoxale de ces nouveaux réformateurs dans l'Etat.
1Loi Dadvsi, loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information - lien externe
2Loi Hadopi, loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet - lien externe
3CNIL, Commission nationale de l'informatique et des libertés - lien externe
4ARCEP, Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse - lien externe
5 ARCOM, - lien externeAutorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique - lien externe
6Etalab, - lien externeadministration publique française qui vise à améliorer le service public et l'action publique grâce aux données. - lien externe
7Marie Alauzen, Splendeurs et misères d'une start-up d'État, 2021 - lien externe
8Entrepreneur(e)s d’intérêt général - Etalab - lien externe
9Henri Verdier, maintenant ambassadeur du numérique - lien externe
10DINUM, Direction interministérielle du numérique - lien externe
En conclusion, Anne Bellon souligne que de nombreux acteurs politiques ont encouragé la diffusion de l'Internet, de ses codes et son appropriation dans la société. De ce fait, la bureaucratie administrative a joué un rôle important dans la révolution numérique. Selon elle, une révolution numérique est en cours au sein de l'Etat. L'adoption de l'Internet accompagne une transformation des administrations, faisant des technologies numériques un instrument central de réforme. Enfin, elle note une numérisation des politiques publiques. L'intervention de l'Etat a adopté les outils de la révolution numérique, ainsi que certains impératifs tels que le rôle des infrastructures de plateformes, la transparence des institutions et le rôle central des données.
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