Le Devoir - Article d'Alexandre Klein, Professeur de philosophie au cégep André-Laurendeau, publié le 11 mars 2023. Extraits choisis :
"Depuis quelques années maintenant, le Québec semble vivre une frénésie urbanistique comme il en a rarement connu. Les grands projets d’infrastructures se multiplient, suscitant autant d’espoirs que de critiques.
Chaque fois, des tonnes de métal et des milliers de mètres cubes de béton pour quelques promesses d’emplois et surtout d’importantes retombées financières rapidement privatisées. Chaque fois, des enjeux économiques décrits comme absolument nécessaires s’opposent à des enjeux sociaux et environnementaux pourtant tout aussi cruciaux à l’heure de l’urgence écologique qui est la nôtre.
Des projets imposés d’en haut
Pour sortir d’un débat devenu stérile par absence même de discussions possibles (on ne parle même pas encore de consensus), il convient de changer de perspective et d’adopter de nouveaux outils pour penser la situation. Or, un concept philosophique récent semble à même de pouvoir nous éclairer : celui de « communs négatifs ».
D’abord énoncé en anglais dans un article de 2001 sur la réinvention des communs publié par les sociologues Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen dans la Revue canadienne d’études du développement, le terme a ensuite été repris par le philosophe français Alexandre Monnin, - lien externe qui en a fait une notion à part entière désignant « des “ressources” matérielles ou immatérielles “négatives”, telles que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.) » (Héritage et fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Éditions Divergences, 2021).
Tout comme les communs, revalorisés par l’économiste américaine Elinor Ostrom - lien externe (1933-2012), sont des ressources matérielles ou immatérielles partagées et gérées collectivement par une communauté en vue de les préserver ou de les maintenir, les communs négatifs sont ces ressources que nous produisons et dont nous devons prendre soin, et ce, malgré leur impact négatif sur la communauté et son environnement. Cette qualification, qui peut faire débat tant certaines des initiatives mentionnées précédemment relèvent moins de la décision collective que de l’imposition verticale, et donc moins du commun que de l’« incommun », a néanmoins pour avantage, selon Monnin, de favoriser la réappropriation démocratique de sujets et d’objets qui échappaient jusqu’alors à la communauté, en vue d’en changer, voire d’en cesser l’usage. Tels sont les pesticides, les réserves d’énergies fossiles, les centrales nucléaires, mais aussi le numérique, explique le philosophe. Tels sont aussi les grands projets urbanistiques.
En effet, au-delà de la pollution qu'ils engendrent, ces « ressources » ont pour objectif de perdurer, de devenir des éléments majeurs de nos espaces de vie, de nos environnements. Leurs conséquences esthétiques, écologiques, existentielles souvent néfastes devront bien être subies/vécues pour des dizaines d'années par les populations, d'autant plus que ces infrastructures auront tendance, si on se fie aux autres réalisations au Québec, à se dégrader rapidement, devenant ainsi, à l'instar de certains ponts ou tronçons autoroutiers, les « ruines ruineuses » dont parle Alexandre Monnin pour expliciter sa notion de « communs négatifs ».
Caractère non démocratique
Nous sommes donc en train de choisir, voire déjà de construire, les biens communs de demain, et ce, sans grande concertation démocratique. Or, c’est là aussi tout l’intérêt de cette notion de « communs négatifs » que d’attirer notre attention sur cette absence de prise en compte de l’avis de la population. Le caractère paradoxal de cette dénomination (appeler « commun » ce qui n’en est pas un) souligne a contrario l’absence de prise en charge démocratique des infrastructures décrites : la négativité, loin de se cantonner à un rejet motivé par la peur, pourrait bien tenir d’abord et avant tout au caractère non démocratique de la gestion d’infrastructures jugées cependant nécessaires du point de vue de l’intérêt général. (Alexandre Monnin, « Les “communs négatifs”. Entre déchets et ruines », Études, 2021).
Cette notion de « communs négatifs » est également intéressante, précise le philosophe, car elle signale la « perte du sens de la communauté » et la « rupture avec les cycles du vivant », nous invitant dès lors à juger les projets entrepris à l’aune de ces deux critères essentiels. Contrairement aux biens communaux auxquels se réfère la notion de « communs » et qui ont une utilité, c’est-à-dire des effets positifs pour la communauté qui en prend soin et qui lutte contre la privatisation de certaines ressources en affirmant la propriété collective d’espaces de travail, de production ou de vie, la notion de communs négatifs « s’attache aux problèmes soulevés par la gestion de certaines réalités dont les effets sont négatifs, notamment dans le domaine environnemental » (Ibid., p. 59). Or, ces infrastructures que nous nous construisons avec nos deniers publics (même lorsqu’ils sont exploités par le secteur privé, comme dans le cas de l’amphithéâtre du parc Jean-Drapeau) sont des propriétés communes, des biens nous appartenant en commun et dont nous avons tant la charge que la responsabilité. C’est d’ailleurs toute l’idée de la notion de « communs négatifs » que de nous aider à regarder ces projets depuis l’avenir, de nous aider à « problématiser la question de l’héritage et à repenser l’action politique à cette aune », précise Monnin dans le livre Héritage et fermeture."