Article The Conversation, rédigé par Luc Aquilina - lien externe Professeur en sciences de l’environnement, Université de Rennes 1, publié le 5 janvier 2023.
En tant qu'enseignant des sciences de l'environnement et en tant que chercheur travaillant sur l'impact du changement climatique sur la ressource en eau, je connais les mécanismes derrière ce processus et j'assiste, impuissant, à l'inaction des États. Pendant des années, je me suis interrogé, jusqu'au vertige : quel est mon rôle en tant « qu'expert » ? Que dois-je faire ? Comment comprendre le décalage entre nos connaissances et nos actions ?
Pour sortir de ce vertige, retrouver une place dans ce monde en mouvement, j'ai été accompagné par le philosophe Bruno Latour - disparu le 9 octobre 2022 -, sa pensée et ses textes.
Observateur des observatoires de la zone critique
S’il est un objet auquel Bruno Latour s’est particulièrement intéressé ces dernières années, c’est bien celui des « observatoires de la zone critique ». Mais cette zone, à quoi correspond-elle ? La Terre solide a un rayon de plus de 7000 km ; elle est entourée d’une atmosphère d’environ 700 km. Mais, au sein de cet ensemble, si l’on se focalise sur ce qui bouge (l’essentiel des nuages, l’eau au-dessus, sur et sous terre, et la vie qui participe intimement et activement de ces mouvements), on définit une zone d’une épaisseur de quelques kilomètres seulement. Ce n’est pas une peau d’orange, ni même une coquille d’œuf, c’est à peine une couche de vernis. Mais c’est ici, dans cette infime pellicule que l’on trouve la biosphère, toutes les activités humaines, toutes les ressources dont nous avons besoin et aussi tous les polluants que nous produisons. Bienvenue dans la zone critique ! Cette notion souligne la fragilité de notre monde humain et biologique, et montre comment humanité et nature sont conjointes et intimement mêlées.
Rassemblés au sein d’observatoires qui s’intéressent à des zones particulières, les chercheuses et chercheurs se posent de nouvelles questions, qui dépassent les frontières de leur discipline. Bruno Latour a observé finement ces observatoires. Dans toutes ces zones critiques étudiées, impossible de séparer les lois physiques, chimiques… du monde naturel. Impossible de séparer ce qu’on pensait contrôler et modéliser des lois du monde mal connu et incontrôlé du vivant, de leurs représentations et interactions sociales ou politiques. Impossible de se tenir à distance des écosystèmes, des enjeux et des débats. Cette intrication, ce monde de « composition » qui s’oppose à notre monde de domination, Bruno Latour l’a détaillée dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes. - lien externe
Quelle place pour les scientifiques ?
Travailler au sein de la zone critique a modifié ma façon d’envisager mon travail en tant que scientifique – dont j’ai longtemps pensé qu’il consistait à produire des données, éventuellement des avis étayés, mais qu’il s’arrêtait là où commençait celui du politique, la personne aux choix « éclairés ». Au sein de la zone critique, la science est l’objet d’hypothèses, de choix de modèles, d’orientation des questions posées qui sont déjà politiques. Qu’on le veuille ou non, le scientifique qui travaille comme moi sur la ressource en eau est ainsi impliqué dans cet enchevêtrement de liens. Son objet de recherche devient un objet « hybride », où les données et les modèles scientifiques sont aussi en soi un argument politique. Vouloir le nier et rester en dehors de l’arène politique est déjà une position politique !
Des modèles, pour quoi faire ?
Bruno Latour s’est intéressé de près à la notion de « limites planétaires - lien externe » développée par Johan Rosckstrom, le directeur du Sotckholm Resilience Center, en soulignant que notre monde n’était pas assez grand pour qu’on y vive tous ensemble avec le niveau de vie d’un Européen et à fortiori d’un Américain du Nord ou des classes ultra-riches de pays plus pauvres. Une partie de la population mondiale aurait ainsi « déserté » le monde, vivant sans limites là où l’urgence climatique et environnementale ne semble pas exister. Dans ce contexte, il lui semblait fondamental de revenir à une définition du sol, à l’opposé d’une vision nationaliste. Pour ce faire, il avait développé ces dernières années des cahiers de doléance, avec l’objectif de permettre aux « terrestres » de reprendre pied sur leur territoire et d’en définir les contours, ce qui leur était essentiel. Plutôt que d’élaborer des outils complexes, précis mais figés, nous en construisons de plus simples, plus souples, dans l’objectif de pouvoir s’adapter facilement aux demandes, aux questions, aux scénarios imaginés. Le modèle n’est plus un outil d’expert, mais un outil de dialogue, un petit « parlement des choses » pour reprendre les mots de Latour dans Politiques de la nature - lien externe (2004)
« Où atterrir ? »
J’ai compris que mon travail et mon engagement étaient liés dans la recherche d’un monde « où atterrir - lien externe », pour reprendre une récente image de Latour. Autant de choses qui me conduisent à militer pour une transformation profonde des logiques de nos gouvernances. Ce cheminement a également transformé ma pratique d’enseignant. Il me semble aujourd’hui essentiel d’apprendre à mes étudiants à devenir des acteurs autonomes des transitions à construire. Pour cela, il est sain qu’ils puissent se révolter, ne pas accepter les technologies qui promettent de nous sauver ni les puissances d’agir d’un monde financiarisé.
Il s’agit, pour reprendre à nouveau les mots de Bruno Latour, « d’inverser l’Université » (Habiter la Terre - lien externe), vers ceux qui sont les victimes du changement climatique et des crises environnementales, vers les savoirs non académiques et les démarches artistiques dont nous aurons besoin pour sortir des logiques matérialistes. Dans les années 1990, je travaillais, sans le savoir sur la zone critique. Depuis, je suis entré en zone critique, comme on entre en contact, en jeu, en résonance, en médiation… En zone critique avec Bruno Latour.
Comment je suis entré « en zone critique » avec le philosophe Bruno Latour