Alternatives Économiques - Tribune de Manon Loisel, Consultante en stratégies territoriales et enseignante à l’Ecole Urbaine de SciencesPo, Publié le 16 décembre 2022.
Notre imaginaire collectif sur l’eau est imprégné par des films de science-fiction comme Mad Max ou Blade Runner 2049. Des scénarios catastrophes futuristes dans lesquels la pénurie génère des restrictions, des quotas et même des guerres de l’eau dans des contrées lointaines. Problème, ce futur fantasmé a déjà commencé à prendre forme. Le sujet risque de devenir de plus en plus sensible socialement. Reste à savoir : qui va se mobiliser et sur la base de quel combat ?
Pour répondre à ces questions, prenons d’abord un peu de recul sur les épisodes inédits de l’été. En août, face à la sécheresse, le plan Orsec est déclenché en Isère, dans le Var ou dans le Finistère. Plus d’une centaine de communes sont alimentées par camions-citernes en eau potable. D’autres décident d’imposer l’usage de réducteurs de débit pour veiller à ce que les habitants ne consomment pas plus de 150 litres par jour. La police de l’eau, plutôt habituée à adresser des avertissements, commence à verbaliser certains utilisateurs dans les Alpes-Maritimes pour faire respecter les arrêtés. Le trafic fluvial sur le Rhin devient difficile, car les bateaux trop lourds s’enfoncent tellement le niveau est bas. Partout, les agriculteurs subissent des dommages sur les récoltes. Les éleveurs sont particulièrement pénalisés par le manque de fourrage et l’assèchement des rivières.
En parallèle de cette actualité sidérante, on assiste à la remise à l’agenda de la question de l’eau dans plusieurs grandes métropoles. Elle se fait d’une part sur un registre opérationnel, par le passage en régie de la gestion de l’eau potable (à Lyon et à Bordeaux), et d’autre part sur un registre plus prospectif. C’est notamment le cas de la Métropole de Lyon, qui s’est lancée en juin 2021 dans la démarche de prospective Eau FuturE en mobilisant environ 8 000 citoyens pour penser les usages de l’eau dans un contexte de raréfaction de la ressource.
Mon activité professionnelle m’a conduit à accompagner cette démarche. Elle révèle que les tensions sur la ressource vont s’accompagner d’un accroissement de la concurrence entre usages, menant à davantage de conflits.
Trois sujets pourraient faire émerger des « gilets jaunes de l’eau ». Le premier d’entre eux est évidemment la vulnérabilité des personnes qui conjuguent petits moyens financiers et grands besoins en eau dans un contexte probable de future hausse des prix.
Vulnérabilité et usages contraints
Les gilets jaunes nous ont appris que pour toute nouvelle mesure (nouvelle taxe, nouvel impôt, nouvelle règlementation), il est nécessaire de prendre en compte la variété des situations sociales des personnes touchées en intégrant leurs contraintes du quotidien. La taxe carbone a ainsi mis les gilets jaunes en difficulté sur le plan budgétaire sans proposer de solution à leur dépendance à la voiture au quotidien. Nombre d’entre eux vivent en effet loin des centres-villes, dans des territoires périurbains mal desservis en transports en commun et occupent des professions mobiles (infirmières libérales, services à la personne, artisans du BTP, etc.). C’est la même chose avec l’eau : les tarifs vont sans doute être amenés à augmenter, mais nous ne sommes pas tous égaux face aux besoins. A l’heure actuelle, personne ne parle ouvertement d’augmentation du prix de l’eau. Mais la crise énergétique a de gros impacts, car il faut de l’électricité pour faire fonctionner les tuyaux. Toutes les collectivités voient leurs coûts de fonctionnement exploser. Cela met à mal le modèle économique du secteur, basé sur le principe de « l’eau paye l’eau », qui prévoit que les usagers supportent par leurs factures l’essentiel des dépenses liées à la gestion de l’eau. Pour assurer l’équilibre dépenses-recettes en période d’explosion des coûts, plusieurs options sont possibles. Les collectivités locales peuvent choisir de prendre dans leur propre caisse, soit en consentant à une baisse de l’investissement, soit en augmentant les emprunts. Mais à terme, il est difficile d’exclure le scénario d’une hausse des tarifs pour l’usager. Or, l’exercice de prospective mené à Lyon souligne que nous ne sommes pas tous égaux face aux usages de l’eau. Certains usagers cumulent petits moyens et grandes contraintes d’usages : personnes assignées à résidence (notamment les plus âgées) qui restent dans leur logement en période de canicule, personnes dont les logements sont mal isolés été comme hiver (pour qui la douche chaude ou froide devient un besoin vital), personnes qui vivent dans des quartiers denses mal pourvus en espaces verts, familles nombreuses modestes ou encore personnes atteintes de troubles physiques ou psychiques pour qui l’eau est un moyen d’apaiser la douleur, etc. Pour les collectivités, cela veut donc dire que la réflexion sur l’évolution des modèles de tarification ne pourra pas se limiter à la réflexion sur la tarification sociale indexée sur les revenus. Il faudra prendre en compte les vulnérabilités multiples des habitants pour ne pas créer une bombe à retardement sociale.
Des inégalités d’accès à « l’eau-rafraichîssement »
Deuxième sujet de conflits : les inégalités d’accès au rafraîchissement. Elles deviennent en effet un terrain de bataille entre citoyens à mesure que les températures augmentent. L’été dernier l’a confirmé. A Limoges, à Saint-Germain-en-Laye, ou près de Toulouse, des militants se sont introduits dans des golfs pour en boucher les trous afin de protester contre l’arrosage des parcours en période de sécheresse. Ailleurs, de nombreuses critiques à l’encontre des propriétaires de piscines privées ont été formulées (alors que la demande de piscines neuves n’a jamais été aussi forte). Ces évènements soulignent deux phénomènes : d’abord, à mesure que les températures augmentent l’été, l’accès à l’eau-rafraîchissement passe d’une question de confort à un enjeu vital ; ensuite, les tensions relatives aux usages « légitimes » de l’eau s’accentuent entre les citoyens. Pour les élus locaux, la question est loin d’être anecdotique et pose un double défi. Il leur faudra, d’une part, faire en sorte qu’aucun territoire ne soit laissé-pour-compte. Dans beaucoup de métropoles, les habitants des quartiers populaires ont peu accès à de l’eau pour se rafraîchir en période de canicule. La multiplication des pratiques de « street-pooling » (ouverture illégale des bouches d’incendies) cet été dans de nombreux quartiers populaires de Lyon, Grenoble ou Rennes en est la preuve. D’autre part, il s’agira à l’échelle locale de proposer des espaces de dialogue pour permettre de débattre collectivement des usages jugés (il)légitimes de l’eau en période de tension sur la ressource. A quand des débats locaux sur les piscines privées et l’accès à la baignade pour tous·tes ?
Responsabilité des agriculteurs
Troisième problème : la difficulté d’aborder le partage de la ressource, notamment avec les agriculteurs. Dans l’actualité, la responsabilité des agriculteurs émerge de plus en plus. Les tribunes sur la nécessaire réinvention de notre modèle agricole, trop dépendant de l’irrigation, se multiplient. Les projets de méga-bassines mettent la campagne niortaise en ébullition. Mais dans beaucoup d’autres territoires, la responsabilité des agriculteurs est un impensé (les habitants connaissent mal les ordres de grandeur de la consommation d’eau, les métropolitains connaissent mal les interdépendances avec les territoires voisins) ou un sujet tabou (les habitants refusent en bloc de pointer les agriculteurs du doigt de peur de les stigmatiser). Alors comment sortir le sujet de la liste des sujets interdits à l’échelle locale pour éviter qu’il n’explose en période de crise ? Les collectivités locales pourraient tout d’abord entreprendre un travail pour mieux comprendre la consommation d’eau des agriculteurs locaux, en s’appuyant sur la notion de rendement, comme le proposait Jacques Pasquier, membre du syndicat agricole de la Confédération paysanne, lors d’un des évènements de la démarche prospective à Lyon. De quoi distinguer grosse consommation d’eau et gros gâchis. « Un mètre cube d’eau finance la production de 1 euro de maïs et de 15 euros de produits du maraîchage », expliquait-il ainsi. Sur la base de cette meilleure compréhension des pratiques agricoles locales, les collectivités pourraient organiser des délibérations collectives sur les règles de partage de l’eau, sur le mode d’une COP locale par exemple. Cela permettrait de mieux comprendre les interdépendances entre les territoires et de définir des objectifs communs (mais différenciés) entre tous les acteurs : quels sont les efforts à faire par les agriculteurs ? Par les acteurs industriels (dont l’industrie touristique) ? Par les acteurs publics ? Et par les habitants ?
On l’a compris, le stress hydrique va continuer de produire des tensions sociales dans les années à venir. Nous ne pouvons plus nous permettre d’y réfléchir uniquement pendant les périodes de sécheresse sur le registre de la gestion de crise. Il faut changer notre rapport à la ressource en eau pour faire de sa raréfaction une problématique structurelle. Pour cela, ouvrons des débats locaux pour réfléchir collectivement aux choix d’allocation de cette ressource rare.
Voir l'article - lien externe