Article The Socialter par Youness Bousenna , publié le 28 novembre 2022.
Avec L’Homme unidimensionnel, le philosophe Herbert Marcuse - lien externe (1898-1979) a produit une critique radicale de la société industrielle. Il en appelle à un « grand refus » contestataire pour conjurer le totalitarisme doux du confort généralisé.
La violence n’est pas toujours le moyen d’asservissement le plus efficace. Elle éveille le sentiment de vengeance, appelle la rébellion ; bref, toute brutalité court le risque de hisser une victime au sommet de son être. Il est un moyen autrement plus puissant auquel peu résistent : le confort. Acheter l’iPhone 32 grâce au paiement en huit fois sans frais de la boutique SFR, bénéficier d’une subvention de l’État pour monter en gamme côté voiture (tout en étant écolo : elle est électrique), pouvoir renvoyer sans frais une commande Asos parce que le haut n’est pas assez échancré… voilà autant de douceurs qui assurent une adhésion démocratique par la mollesse, dont Herbert Marcuse a cherché à cerner les contours dans son livre le plus célèbre, L’Homme unidimensionnel - lien externe (1964), consacré par sa traduction française en avril 1968 comme l’essai emblématique de la jeunesse contestataire.
Le philosophe allemand fait de cet « état de bien-être » l’un des piliers de sa critique : « La société de mobilisation totale qui prend forme dans les secteurs les plus avancés de la civilisation industrielle est la combinaison productive d’une société de bien-être et d’une société de guerre. » Notre société industrielle ne ressemble à nulle autre, et L’Homme unidimensionnel tente de saisir l’inédit qui se déroule sous les yeux d’un homme alors âgé de 66 ans. Car Marcuse vient du monde d’hier, et peut-être d’avant-hier, lui qui est né en 1898 à Berlin dans une famille de la bourgeoisie juive.
L’Homme unidimensionnel porte la marque des deux vies du philosophe. De la première, en Allemagne, Marcuse ramène le marxisme et sa critique : tenant d’une approche freudo-marxiste, l’auteur d’Éros et Civilisation (1955) se détache dès l’entre-deux-guerres du modèle soviétique, dont il critique l’« énorme appareil de production inséré dans un système de domination et de dressage » (Le Marxisme soviétique, 1958). De la seconde, dans l’Amérique d’après-guerre, il assiste à un règne de l’hyperconsommation qui semble écraser d’avance toute contestation révolutionnaire : « L’originalité de notre société réside dans l’utilisation de la technologie, plutôt que de la terreur, pour obtenir la cohésion des forces sociales dans un mouvement double, un fonctionnalisme écrasant et une amélioration croissante du standard de vie. » Ici se tient le cœur du concept d’unidimensionnalité, qui exprime le règne de la « Raison » réduisant tout à son emprise par un pouvoir d’absorption sans limites.
Ainsi, plus rien n’a de prise sur cet « univers opérationnel et clos » qui est parvenu à intégrer tout ce qui pouvait le transcender : le langage est amputé par « l’opérationnalisme » qui n’en fait plus qu’un outil de désignation technique. « Le fait de pouvoir élire librement des maîtres ne supprime ni les maîtres ni les esclaves. Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse. » Ainsi, « les gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison à deux niveaux, leur équipement de cuisine », et si « l’individu renouvelle spontanément des besoins imposés, cela ne veut pas dire qu’il soit autonome, cela prouve seulement que les contrôles sont efficaces ».
Cette compression unidimensionnelle de la société est une autre façon de créer un totalitarisme. Un totalitarisme doux et heureux, bien entendu, mais qui demeure fondé sur un simulacre de liberté occultant les rapports de violence : « La rationalité technologique révèle son caractère politique en même temps qu’elle devient le grand véhicule de la plus parfaite domination, en créant un univers vraiment totalitaire dans lequel la société et la nature, l’esprit et le corps sont gardés dans un état de mobilisation permanent pour défendre cet univers. » Le confort est doux, mais son architecture forcément violente.
Marcuse en saisit la mécanique d’oppression sur l’individu, mais aussi sur les ressources. Car la société de bien-être se combine avec la société de guerre, répète-t-il, et cette guerre s’exerce aussi sur l’environnement : « La société industrielle qui s’approprie la technologie et la science s’est organisée pour dominer toujours plus efficacement l’homme et la nature, pour utiliser ses ressources toujours plus efficacement. »
Il y a ainsi, dans L’Homme unidimensionnel, les ferments d’une écologie : « Le capitalisme serait toujours capable de maintenir et même d’augmenter le standard de vie pour une fraction croissante de la population et cela en même temps qu’il intensifierait les moyens de destruction, en même temps qu’il entretiendrait un gaspillage méthodique des ressources et des aptitudes. » La croissance sans fin implique une destruction sans fin, que la société industrielle refuse de considérer car ses effets toxiques « ne peuvent être appréhendés tant qu’ils sont expliqués simplement comme des sous-produits plus ou moins inévitables », résume Marcuse.
Quel geste opposer à cette unidimensionnalité ? Dire non, d’abord. Marcuse invite à un « grand refus » comme une « protestation contre ce qui est ». Dire non est le début de l’affirmation.