Article La Libre, publié par Estelle Spoto le 07-11-2022
Dans son livre Ralentir ou périr (éditions du Seuil), l’économiste français Timothée Parrique - lien externe, chercheur en économie écologique à l’Université de Lund (Suède), déconstruit la préoccupation contemporaine pour la croissance économique. Comprendre l’absurdité de cette obsession est le premier pas pour en sortir, et commencer à imaginer un monde durable, respectueux des limites planétaires, estime l'économiste.
À partir de quel moment la croissance économique mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB) s’est-elle imposée dans le fonctionnement des États ?
Cette préoccupation pour la croissance du PIB ne date que des années 1950. La nouveauté n’était pas le désir d’augmenter la richesse d’un pays - un objectif vieux comme le monde -, mais la façon dont on venait la mesurer - une agrégation des activités marchandes - et l’accent mis sur la vitesse de son accumulation. Il fallait non seulement plus, mais de plus en plus vite. Et il fallait que ce surplus soit réinvesti pour pouvoir devenir un "sur-surplus", et ainsi de suite, créant dès lors une dynamique d’accumulation systémique.
Quels sont aujourd’hui les freins majeurs qui empêchent d’inverser la tendance ?
En France, les pouvoirs publics organisent des “politiques de croissance” et les élus votent des lois “pour la croissance”. Le décret d’attribution du ministre de l’Économie l’oblige même à définir “les mesures propres à promouvoir la croissance”. Si l’économie est un jeu, la croissance des points de PIB en est l’objectif principal. Notre imaginaire collectif associe les points de PIB à du développement, et la croissance économique à une stratégie de prospérité sociale. Écoutons Serge Latouche - lien externe, l’un des pionniers de la décroissance en France : nous devons “décoloniser notre imaginaire”, c’est-à-dire commencer par questionner ce lien entre accumulation monétaire et bien-être. Dans un pays comme la France, la croissance économique n’éradique pas la pauvreté, ne réduit pas les inégalités, ne créé pas les emplois dont nous avons besoin, n’augmente pas l’espérance de vie ou les niveaux de santé, etc. La poursuite de la croissance est non seulement futile -car elle n’augmente plus le bien-être-, mais elle est aussi écologiquement néfaste.
Quels sont les leviers pour sortir de la croissance ?
L’État pourrait commencer par abandonner le PIB pour le remplacer par un tableau de bord plus sophistiqué qui inclurait des indicateurs de santé sociale et de soutenabilité environnementale. Rien de très original, la Nouvelle-Zélande l’a déjà fait en 2019 avec ses “budgets bien-être”. On pourrait aussi mentionner le “National Performance Framework - lien externe” de l’Écosse ou les “indicators for well-being” - lien externe en Islande, des pays qui ont formé une coalition autour du concept “d’économie du bien-être - lien externe”. Il va donc falloir créer un nouveau grand récit de la prospérité qui soit plus adapté aux contraintes sociales et écologiques du 21e siècle que le baromètre simpliste du PIB -un indicateur qui, rappelons-le, date des années 1930 !
La décroissance économique va-t-elle nécessairement de pair avec la sobriété ?
Vouloir la sobriété tout en maintenant l’activité économique est un peu comme vouloir freiner tout en gardant le pied sur l’accélérateur. Soyons clairs : entre produire plus et polluer moins, il va falloir choisir. Dans une économie où les niveaux de production restent couplés avec l’empreinte écologique (c’est encore le cas aujourd’hui), on ne pourra pas faire de sobriété sans une certaine décroissance, que je définis comme "une réduction de la production et de la consommation pour alléger l’empreinte écologique planifiée démocratiquement dans un esprit de justice sociale et dans le souci du bien-être". L’angle mort des stratégies actuelles de sobriété, c’est qu’elles ne parlent pas de production. On demande aux gens d’être sobres tout en les bombardant de publicité pour les inciter à consommer davantage – c’est contre-productif. Ce que nous devons faire, c’est créer des cercles vertueux de décroissance : une sobriété au niveau des consommations qui permette un ralentissement de la production, et avec elle une réduction du temps dédié à l’emploi salarié, la généralisation d’outils low-tech, et une amélioration des conditions de travail, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’empreinte écologique de nos économies repasse en dessous des seuils de capacité de charge des écosystèmes – les fameuses “limites planétaires”.