La question de la maîtrise des données s’invite de plus en plus dans l’agenda européen. Si les années 2010 ont vu la domination des acteurs américains et chinois, l’Europe tente de rattraper son retard.
La maîtrise des données est le principal enjeu de la souveraineté, car c’est sur celles-ci que repose désormais notre économie. « Pour cela, nous avons besoin de maîtriser les données, de pouvoir les traiter et les stocker. Sans cette maîtrise, notre économie est en danger », avertit Philippe Latombe, député de Vendée et rapporteur de la mission d’information « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » à l’Assemblée nationale.
Qu’il s’agisse d’autonomie stratégique ou de souveraineté industrielle, l'Europe dispose-t-elle des atouts et de la puissance qui lui permettraient de conserver ou de reprendre la maîtrise de ses systèmes d’information et de communication, et surtout de ses données ?
Aujourd’hui, l’importance de la souveraineté numérique ne fait plus débat. « Les enjeux sont autant économiques que stratégiques et maintenant géopolitiques, mais aussi éthiques et démocratiques, souligne Michel Paulin, directeur général d’OVHcloud, ils sont au moins aussi importants pour notre avenir que les enjeux énergétiques. »
Il ne s’agit pas d’établir une forme de protectionnisme, mais plutôt de retrouver une liberté de choix et d’action, et ce à l’échelle européenne.
« Rééquilibrer la situation »
Le sujet de la souveraineté numérique s’est aussi imposé après que quelques grands acteurs américains et chinois ont conforté leur prédominance sur le marché du cloud, l’informatique en ligne. Les composants électroniques, les serveurs et les logiciels qui font tourner les centres géants où sont hébergées les données des particuliers et des entreprises, les plates-formes sur lesquelles nous achetons, communiquons, télétravaillons, nous divertissons, sont en très grande majorité conçus, fabriqués et exploités par des acteurs essentiellement non européens. Par exemple les fameux Gafam (Google, Amazon, Meta (ex-Facebook), Apple et Microsoft), qui, de fait, hébergent toutes nos applications et nos données.
« Aujourd’hui, les Etats-Unis sont nos alliés, mais que se passerait-il s’ils ne l’étaient plus demain ? », interroge Stanislas de Rémur, directeur général de Oodrive, un éditeur de logiciels de partage et de sauvegarde de données. Si les acteurs européens s’unissaient, « nous pourrions rééquilibrer la situation, passer d’un rapport 90-10 en faveur des Gafam à un rapport 60-40, par exemple ».
« Qu’est-ce que la police a le droit de regarder ? »
Le cloud catalyse les principaux enjeux de cette souveraineté. « Que j’aie pris une douche ce matin n’est pas une information stratégique, mais ne rien avoir à cacher ne signifie pas que tout doit être publié. La question est Qu’est-ce que je veux rendre public ? Qu’est-ce que la police a le droit de regarder ? C’est la différence entre un Etat totalitaire et un Etat de droit ! », affirmait récemment Benjamin Bayart, cofondateur de l’association la Quadrature du Net et militant pour la neutralité du Web lors d'une conférence sur la géopolitique de la donnée. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) du Parlement européen, applicable depuis mai 2018, répond à ces questions. Il a donné à l’Europe une avance certaine sur le sujet réglementaire. En revanche, lorsqu’il s’agit de nos données bancaires, d’état civil ou de santé, ou des données les plus critiques des entreprises et de l’Etat, il vaut mieux qu’elles soient hébergées dans des clouds dits « de confiance » ou « souverains », c’est-à-dire gérés selon des règles qui assurent la confidentialité des données et le contrôle des accès.
En France, cette garantie est apportée par la certification SecNumCloud - lien externe, délivrée par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information. - lien externe L’agence de l’Union européenne pour la cybersécurité s’apprête à publier sa nouvelle norme, et les Français espèrent qu’elle s’inspirera de SecNumCloud, la plus exigeante en Europe.
L’annonce récente par Thales1, d’une part, et par Capgemini et Orange, d’autre part, qu’ils s’allient respectivement à Google et à Microsoft pour proposer aux entreprises françaises des clouds dits « souverains », a fait l’objet de nombreuses critiques. Qualifiées de « chevaux de Troie » ou de « publicité mensongère », ces solutions sont en attente de la certification SecNumCloud qui garantirait leur dimension souveraine.
« Une nouvelle phase, plus offensive »
"Nous entrons dans une nouvelle phase, plus offensive, portée par la localisation des services numériques et l’ambition de créer les Gafam de demain", constate Paul-François Fournier, directeur exécutif de Bpifrance Innovation. Effectivement, les lignes sont en train de bouger. Dès 2023, les règlements européens Digital Markets Act - lien externe et Digital Services Act - lien externeentreront en vigueur, afin de limiter la domination économique des grandes plates-formes et la diffusion en ligne des contenus et des produits illicites.
Mais d’aucuns estiment que l’Europe ne valorise pas suffisamment ses succès, et ne s’appuie pas assez sur sa propriété intellectuelle – les logiciels ne sont pas brevetables, par exemple – et sur la qualité de ses ingénieurs et chercheurs.
Au chapitre des attentes, beaucoup espèrent la création d’un Small Business Act à l’européenne, qui aiderait à la croissance des PME, et surtout des engagements de commande publique à l’échelle de l’Europe, qui excluraient les entreprises non certifiées souveraines, notamment en matière de cloud. Il faudra pour cela conjuguer des décisions politiques et des investissements. « Mais la souveraineté n’est pas une question d’argent, conclut Marie de Saint Salvy, directrice générale adjointe de CS Group, une société spécialisée dans la conception et la gestion de systèmes critiques pour entreprises, c’est une question de courage. »
1 Google et Thales s'allient dans le cloud de confiance - lien externe, Le Monde, Octobre 2021
Article rédigé par Sophy Caulier - lien externe - Le Monde
Publié le 11 septembre 2022
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